dimanche 13 juin 2010

Pourquoi des intellectuels ?

Paru dans Philosophie magazine (juin 2010)

Par Pierre-Henri Tavoillot

« De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? ». Cette question, Pierre Nora et Marcel Gauchet, l’avaient posée en 1980, dans le numéro 4 de la toute jeune revue Le Débat, à une vingtaine de jeunes hommes (et une femme), qui commençaient à « sortir du bois ». Il y avait là déjà, mais tout petits : Adler, Bruckner, Dupuy, Finkielkraut, Ferry, Kriegel, Lipovetsky, Marion, Miller, Mongin, Raynaud, Todd, etc. qui, depuis, ont largement confirmé les espoirs placés en eux. De ce point de vue, la clairvoyance de l’équipe du Débat force l’admiration. Ce qui n’est pas tout à fait le cas des intéressés eux-mêmes. Ils sont d’ailleurs les premiers à le reconnaître en faisant l’expérience douloureuse de relire aujourd’hui leurs articles de jeunesse. Car 30 ans, c’est long … même pour ceux qui sont parmi les plus brillants de leur génération. On est alors avant la victoire de la gauche, la chute du mur, la mondialisation, le 11 septembre, la crise financière, … Par où l’on voit que l’avenir intellectuel dépend de l’avenir tout court, qui reste, hier comme aujourd’hui, contingent. Mais, si l’on quitte le domaine de la prévision, pour celui de l’espérance et des vœux, il se dessine dans ces textes comme un sentiment commun qui forme une identité générationnelle. Deux traits pourraient l’identifier.

D’abord, la fin de la figure tutélaire. Il y eut la génération Barrès, le moment Gide, la période Sartre. La vie intellectuelle fut longtemps dominée par un nom à l’ombre duquel tout se passait, pro et contra. Avec la mort de Sartre, on quitte le « monothéisme » ; les idoles se multiplient et Lacan, Foucault, Bourdieu, Althusser, Derrida se retrouvent ensemble dans l’Olympe controversé de la « Pensée 68 ». Face à elle et après elle, la génération des années 80 acte le désenchantement de l’intellectuel, qui choisit ( ?) de n’être plus ni maître ni prophète. On y perd certes en panache, mais on y gagne en intelligibilité, qui se manifeste dans l’humble (ou coquette) honnêteté avec laquelle ces auteurs se relisent en 2010. D’où aussi un second trait : cette génération entendait se situer au-delà de la seule fonction critique. Il y eut certes, chez elle, la tentation « de déconstruire la déconstruction », mais qui ne pouvait constituer (sauf à vite sombrer dans l’absurde) une fin en soi. Dans le désarroi démocratique, après la philosophie du soupçon, on attendait une pensée des repères : et celle-ci est toujours espérée.

C’est ce qui incite à se pencher sur la troisième partie de l’ouvrage, qui concerne la génération qui vient, celle des trentenaires d’aujourd’hui. On verra dans trente ans si la clairvoyance du Débat est la même, mais là encore, en admettant que la liste soit représentative, plusieurs traits se dégagent.

D’abord le fait que les médias aient supplanté l’université comme lieu d’exercice du magistère. Cette nouvelle génération s’épanouit, en effet, moins dans les amphis que dans les pages littéraires des journaux (Eric Aeschimann, Jean Birbaum, Fabrice Hadjadj), à la radio et à la télévision (Raphaël Enthoven, Joy Sorman) ou dans la blogosphère (Nicolas Vanbremeersch). Désinstitutionnalisée, elle est aussi féminisée. Même si la parité n’est pas encore de mise, l’intellectuelle a cessé d’être la notable exception. Troisième trait : la fin du privilège de la philosophie. Si elle continue de servir de voie d’entrée ou de supplément d’âme, elle n’exerce plus de monopole. L’avenir intellectuel sera aussi celui des mathématiciens (Yoann Dabrowski), des neurologues (Lionel Naccache), des sociologues (Cécile Van de Velde), des économistes, des historiens (Mara Goyet), des romanciers, des politiques même (Aurélie Filipetti), … et dans un esprit, annoncent-ils presque unanimement, moins franco-français ! C’est aussi ce qui explique l’impression d’éclatement. Car pour faire une génération, il faut un marqueur historique et une conscience collective. Or, l’un et l’autre font défauts. Le terme s’est même de nos jours singulièrement édulcoré : après la génération de la Résistance et les soixanthuitards, ce fut le tour des générations « Mitterrand », « Bof, Y ou why generation », « Internet », « Facebook ». Indice marketing et non plus historique, le phénomène subit une dégradation progressive. Jusqu’au jour oùù — mais comment le souhaiter ? —l’histoire conflictuelle et le tragique reprendront la main.

Il y a pourtant une profonde unité dans tous ces textes. Car sous la question du Débat, se cache une énigme : qu’est-ce qui pousse des jeunes gens talentueux à s’engager dans la vie de l’esprit ? Qu’est-ce qui les conduit à devenir des « intellectuels », plutôt que des hauts fonctionnaires, des chefs d’entreprises, ou quoi que ce soit d’autre ? Depuis Pétrarque, au moins, la figure de l’homme de lettres constitue un modèle de vie réussie pour une humanité réduite à elle-même. Pour son salut, il faut lire (puiser les secrets de la condition humaine), écrire (faire son miel), parler (diffuser sa pensée), et — surtout — rester … en étant à son tour lu par les générations suivantes. C’est bien la question clé : au-delà de la prétention à la vérité, au-delà de la fonction critique, l’intellectuel pense toujours qu’il se sauve en pensant. Et ceci, au moins, n’a pas changé.

De quoi l’avenir intellectuel sera fait ? Trente ans du Débat, Le Débat-Gallimard (en librairie le 25 mai).

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